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LE CHEF D’ŒUVRE ABSOLU DE MACHEROT : LES CROQUILLARDS

Même si l’ensemble de l’œuvre de Macherot ne saurait être réduite aux épisodes qui se passent dans l’île de Coquefredouille, c’est sans conteste là qu’elle atteint ses sommets. Ce sont d’ailleurs les seules épisodes actuellement disponibles dans le commerce. Les aventures de Chlorophylle à Coquefredouille commence par un chef d’œuvre, assurément la meilleure histoire jamais dessinée (et écrite) par Macherot. Un chef d’œuvre méconnu de la bande dessinée franco-belge. C’est à cette époque que le dessin de Raymond Macherot est le meilleur, en tout cas le plus agréable à regarder. L’histoire, quant à elle, atteint des sommets d’inventivité et surtout d’impertinence. Avant d’aborder l’étude des Croquillards, il convient de rappeler le contexte dans lequel cette histoire fut créée. A l’époque, en 1957, Raymond Macherot travaille maintenant depuis plusieurs années au journal de Tintin. C’est un auteur reconnu, entre autres par Hergé en personne qui vante ses mérites dans l’une de ses correspondances. Il a déjà dessiné quatre histoires de Chlorophylle qui ont été publiées dans la prestigieuses collection du Lombard. Ces histoires, qui mettent en scène des animaux de la campagne ardennaise, commencent un peu à lasser leur auteur qui ne veut pas que cela finisse par devenir un herbier. Un de ses collègues du journal de Tintin, Albert Weinberg semble-t-il, l’auteur de Dan Cooper, lui suggère alors d’habiller ses personnages. C’est alors un changement complet pour Chlorophylle qui passe d’un cadre champêtre à un décor calqué sur celui des humains, Coquefredouille.

 

  Chlorophyle et Minimum découvrent Coquefredouille 

 

Ce qui frappe d’emblée, c’est le caractère achevé et cohérent du monde introduit par Macherot. Car, dès les premières images, le décor est posé et s’impose au lecteur malgré de nombreux anachronismes. Ainsi, les gares semblent tirées d’un album de Lucky Luke. De même, les costumes des soldats ou ceux que portent Chlorophylle et Minimum au début de l’histoire appartiennent au 19ème siècle tandis que les téléphones ou les voitures relèvent des années 1930. Tous ces éléments sortent directement de l’imaginaire de Macherot qui de temps à autre, dans sa jeunesse,apercevait de vieux tacots et a même possédé un vieux modèle de téléphone en bois. Si le décor s’impose de lui - même malgré tous ses paradoxes, il n’est pas le seul à posséder une certaine cohérence car il en va de même pour toute l’organisation de la société coquefredouillienne. En effet, celle-ci est manifestement une monarchie absolue même si le règne de Mitron 1er le roi semble empreint de la plus grande des tolérances. Les organes essentiels de l’Etat tels l’administration (bureau de l’immigration, postes, etc.), l’armée ou la police sont présents mais ce qui frappe, surtout pour l’armée, c’est la petitesse des moyens en place (quelques soldats et une cuisine roulante pour affronter les terribles carnivores que sont Escalopes et Fricandeau). Pourtant, malgré ces faibles moyens, l’officier qui a la charge de cette petite unité fait preuve d’initiative et de courage.

 

   Antracite se moque du manque de moyens de l'armée.

 

 Ce qui permet, non pas de mettre en difficulté les ennemis de Coquefredouille mais tout au moins de les identifier. On ne peut pas en dire autant du chef de la police Bouclette qui accumule les erreurs et qui ne doit son salut, c’est-à-dire d’éviter d’être mangé aux fines herbes par les Croquillards, qu’à l’intervention d’un militaire déguisé en cactus. Il reste néanmoins que cet incompétent commissaire est parfois capable de fines déductions, même si cela n’arrive pas souvent. C’est tout le talent de Macherot que d’être capable d’éviter le manichéisme propre à beaucoup de bandes dessinées de l’époque. Certes, la censure qui régnait alors, initiée par la fameuse loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, n’était de nature à faciliter les choses. Macherot en fut lui-même victime car les Croquillards et l’histoire suivante ne furent publiées en album que plus de vingt après leur sortie. Ce n’était pas une conséquence directe de l’application de la fameuse loi mais plutôt celle de l’éditeur qui reprochait à Macherot son côté anarchiste.Ce n’était d’ailleurs pas les premiers griefs reprochés à l’auteur puisque pour Pas de salami pour Célimène, le simple fait qu’une femme apparaissent en bigoudis à sa fenêtre avait déclenché un tonnerre de prostestations. Ce genre d’incident était fréquent à l’époque comme en témoignent les épisodes de " la danseuse " dans La marque jaune de E.P. Jacobs ou des revolvers gommés dans La corne de rhinocéros de A. Franquin

 

                                   Coquefredouille: un plagiat de l'univers de Disney?

 

Ceci dit, il est tout de même surprenant qu’une histoire comme Les Croquillards ait pu paraître dans le contexte conformiste des années 1950. Elle garde encore aujourd’hui tout son côté provocant. Ce n’est d’ailleurs pas la seule caractéristique qu’elle a conservé car elle possède toujours sa fraîcheur et son charme à tel point que l’on pourrait la croire dessinée d’hier. Peu d’oeuvres de cette époque, à la part les grands classiques d’Hergé ou de E.P. Jacobs, sans cesse réédités, ont gardé ce côté intemporel. C’est justement le fait d’avoir mélangé plusieurs époques en un tout homogène et cohérent qui confère aux Croquillards cette intemporalité, cette propension à ne jamais vieillir. Certes quand on ouvre l’album, on pense immédiatement à Walt Disney, et plus particulièrement aux histoires d’Oncle Picsou et de ses neveux; et c'est peut-être cette similitude qui permet de s’approprier rapidement l’univers de Coquefredouille. Mais l’oeuvre de Macherot a ceci de supérieur qu’elle est infiniment plus riche. Riche par la quantité d’éléments qu’elle comporte et par une certaine complexité. Complexité toute relative certes, mais bien réelle car elle combine en une seule histoire des thèmes chers à Macherot que ce dernier avait introduit successivement lors de ses histoires antérieures. Parmi ces thèmes, on trouve bien évidemment celui de la quête du pouvoir, longuement développé dans les deux premières histoires de Chlorophylle : Chlorophylle et les rats noirs et Chlorophylle et les conspirateurs. Le second thème cher à Macherot est celui de la quête de la nourriture que l’on découvre pour la première fois dans Chlorophylle et les rats noirs

                                 Anthracite et les Croquillards passent une alliance.

avec l’intervention d’un furet et d’un chat qui veulent dévorer Serpolet le lapin, ami de Chlorophylle. Mais ce thème qui n’était là qu’évoqué sera développé ensuite jusqu'à devenir le principal enjeu de la troisième histoire de Chlorophylle, Pas de salami pour Célimène. Tout le talent de Macherot est d’avoir su combiner ces deux thèmes dans Les Croquillards afin que leur interaction en constitue la trame. Car c’est véritablement l’association de la recherche de nourriture (pour les croquillards) et de celle du pouvoir et de l’argent (pour Anthracite) qui sème la terreur et la confusion dans ce paradis tranquille qu’est l’île de Coquefredouille. Ce bouleversement est l’occasion pour le lecteur d’observer les comportements de ces animaux humanisés grâce auxquels Macherot possède une certaine latitude pour faire passer quelques idées. Non pas que l’auteur ait voulu délivrer un quelconque message, mais ses traits d’humour sont d’autant plus efficaces qu’ils se fondent sur une observation d’une certaine réalité qui garde encore aujourd’hui tout sa pertinence. Qu’on en juge ! Alors que Chlorophylle et Minimum viennent de faire les démarches administratives pour devenir citoyens de Coquefredouille, ils s’étonnent à juste titre de l’amabilité du fonctionnaire qui les a reçus.

A Coquefredouille, les fonctionnaires sont aimables !

 Leur hôte leur répond alors que ceci est normal puisque " le règlement les oblige à prendre une tasse de tisane pour le foie après chaque repas... ". Remarque amusante et qui sait rester gentille. Et quelle brillante analyse du phénomène bureaucratique, bien plus efficace que tous les cours de sociologie des organisations. Car Macherot ne s’arrête pas là. Il démonte d’une manière magistrale les mécanismes de fonctionnement de toutes les hiérarchies, qu’elles soient administratives, militaires ou encore privées. Ainsi les différentes étapes de l’intervention des militaires montrent bien les changement d’attitudes chez les hauts responsables politiques et militaires au fur et à mesure de l’avancée des opérations.

Mais il serait injuste de seulement montrer du doigt les hauts dirigeants de Coquefredouille alors qu’ils ne reflètent en fait que l’attitude de l’ensemble de la population. C’est ainsi qu’un passant déclare à son interlocuteur : " ..les croquillards ? Eh bien. Je voudrais les rencontrer. Moi. Je leur dirais deux mots !... ". Mais cette fanfaronnade cesse immédiatement quand le gaillard aperçoit les deux carnivores et s’excusant presque, c’est terrorisé qu’il leur indique leur chemin, regrettant sitôt après d’être marié et père de famille. Face à l’adversité, l’attitude de la population en général est confondante de naïveté quand, par exemple, les passagers d’un train croient trouver en plein désert une buvette. On ne peut s’empêcher de penser à l’attitude de la population belge (et française) pendant l’occupation, période que Macherot a connu pendant son adolesence et qui a dû le marquer.

Exemple de prise de responsabilités dans les hautes sphères de Coquefredouille.

La fragile société coquefredouillienne est profondément menacée par l’intrusion de seulement deux carnivores. Certes, l’armée est peu nombreuse et la police inefficace mais on peut aussi se demander si ce n’est pas justement le fait que ce microcosme animalier se soit développé à l’abri de tout danger qui le rend si fragile. Là encore, c’est une autre brillante leçon de sociologie que nous donne Macherot. Mais laissons un moment l’histoire et revenons un peu aux décors enchanteurs de Coquefredouille. Car, si les premières vignettes, évoquent, comme on l’a dit précédemment, l’univers de Disney, cette impression s’estompe sous le charme croissant de ce microcosme où chacun (à commencer par Macherot lui-même) aimerait vivre. Tout d’abord, il y fait chaud, très chaud. Et même s’il pleut parfois, la chaleur est telle qu’elle est presque communiquée au lecteur.

 

Il fait chaud à Coquefredouille. Trés chaud ... (Zizanion le terrible)

En quelques signes (rayons esquissés autour du soleil, attitude des personnages attablés devant des boissons fraîches, décor planté de cactus), Macherot arrive à nous réchauffer même lorsqu’il pleut dehors. Il faut dire que l’auteur possède un sens aigu de l’observation dont il a parfaitement conscience. Ce don s’exerce tout particulièrement dans la description des personnages secondaires, ceux que l’on qualifie de figurants au cinéma. Au contraire de beaucoup de ses collègues, aucun des personnages des décors de Macherot n’est anodin. Dès la première apparition de la capitale de Coquefredouille, Le Fourbi, on remarque, en y prêtant beaucoup d’attention je vous l’accorde, que le personnage à l’entrée de la compagnie maritime a une mine quelque peu patibulaire. Cette remarque peut paraître quelque peu excessive de prime abord mais quand on connaît le rôle important joué par cette compagnie dans la suite de l’histoire, elle est tout à fait plausible. Sans aller jusqu'à accorder un rôle aussi important à chacun des personnages secondaires, on note toutefois qu’ils sont loin d’être des éléments figés tels les autres parties du décor. Par exemple, la belle passante que reluquent Chlorophylle et Minimum quand ils se rendent au bureau de l’immigration est sensible à cette marque d’intérêt.

Tout ceci montre que Macherot est un fin observateur des moeurs de son temps et qu’il sait les retraduire à sa manière tout à la fois avec force et poésie. C’est en cela, répétons-le encore, que Macherot diffère considérablement de Disney dont la plupart des oeuvres marquaient une distance avec la réalité quand celle-ci est dérangeante ou qu’elle ne correspond pas à ce que l’on réservait au jeune public. Mais pour qu’une histoire fonctionne, il faut aussi qu’elle conserve un lien avec la réalité pour qu’elle reste crédible. L’originalité de Macherot est d’avoir su conserver tout au long de son œuvre ce lien tout en introduisant la dose de fantaisie qui lui a conféré son charme poétique.

 

 

 

 

 

 

 
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